Désobéissance

 

C’était il y a quelques semaines ; assise sur le bitume près de ses précieux journaux, elle était là, comme à l’accoutumée. Me voyant arriver, dignement elle s’était levée. Plus sale que jamais, son visage pourtant rayonnait. Ma poignée de main me valut un gracieux sourire et un chaleureux merci. Il y avait longtemps que je ne l’avais vu, aussi ces retrouvailles furent-elles  une joie réciproque. Elle parlait, parlait … plus prolixe que jamais.

Voulez-vous un café ? lui proposai-je

Volontiers, acquiesça-t-elle

Elle dégusta devant-moi la boisson que je lui tendais et notre conversation se prolongea. C’était un temps de grâce. Je lui fis savoir que je ne l’oubliais pas et que je parlais d’elle aux paroissiens de Notre-Dame de Nazareth, que je la recommandais aux prières … y compris à celles des enfants du patronage et de la colonie. Elle me fit alors cette demande :       – « S’il vous plaît, ne parlez plus de moi ».

 

Je ne connais toujours pas le nom de cette pauvresse, mais qu’elle me pardonne ma désobéissance. Il ne me plaît pas de ne pas parler d’elle. N’est-elle pas si souvent sur nos pas et sous nos yeux ? « S’il est vrai que dans le Christ on se réconforte les uns les autres, si l’on s’encourage dans l’amour … si l’on a de la tendresse et de la pitié … » il nous devient impossible de sombrer dans l’indifférence et de poursuivre froidement notre route.

– Quoi ! me direz-vous ; mais elle est tellement crasseuse et nauséabonde … et puis elle n’a même plus toute sa tête … et parfois elle réagit de manière tellement inattendue etc …

« Quoi ! vous répondrai-je avec Saint Vincent-de-Paul, être chrétien et voir son frère affligé sans pleurer avec lui, sans être malade avec lui … c’est être sans charité, c’est être chrétien en peinture, c’est n’avoir pas d’humanité, c’est être pire que les bêtes …/… Si nous avions un peu de cet amour de Dieu, demeurerions-nous les bras croisés ? Ceux que nous pourrions assister, les laisserions-nous périr ? Oh ! Non, la charité ne peut demeurer oisive, elle nous applique au salut et à la consolation des autres ». Et « Monsieur Vincent »− comme on l’appelait alors − de nous rappeler que la charité n’est pas un simple sentiment à l’eau de rose. Regardons le Christ : « Il se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur » s’abaissant lui-même « en devenant obéissant jusqu’à mourir, et à mourir sur une croix« . « Tu dis que tu aimes Dieu, nous répète saint Vincent-de-Paul, alors aimes ton prochain, particulièrement les pauvres. Ce sont nos seigneurs, nos maîtres, nos rois. Il faut les aimer « aux dépens de nos bras et à la sueur de nos visages » ; Et rappelle-toi : « Dieu aime les pauvres, et par conséquent il aime ceux qui aiment les pauvres« . »

 

En ce dimanche, Jésus, par la Parole, s’adresse à chacun de nous : « Mon enfant, va travailler aujourd’hui à ma vigne … Sors, va vers ton prochain, va vers le pauvre… Mais, au fait, connais-tu seulement le nom et le visage d’un pauvre ? Va, sors ! » Et Jésus de nous interroger : « Mon enfant, que vas-tu me répondre ? … et surtout … que vas-tu faire ?

 

Père Gilles Morin, curé

« Omni modo Christus annuntietur »

 

« Que le Christ soit annoncé de toutes les manières »

(Devise de notre Congrégation des Religieux de Saint Vincent-de-Paul)

 

Cher Père Lecuyer, vous n’aimez guère que l’on parle de vous ; cet éditorial risque donc de susciter en vous une certaine gêne. Il est des choses que vous préfèreriez garder dans le secret de votre cœur. À l’occasion de votre jubilé, je me sens pourtant poussé à les partager.

 

« Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver » nous lance en ce dimanche le prophète Isaïe. Vous avez cherché ; vous avez trouvé. Pour acquérir ce trésor, vous avez tout quitté. C’était il y a 60 ans ; vous écriviez alors : « Je suis décidé à me donner tout entier et pour toute ma vie à Dieu dans la Congrégation, et promets de faire tous mes efforts pour devenir un vrai frère de Saint Vincent de Paul, fidèle à sa vocation et soumis à ses Supérieurs ».

Votre histoire vous confirme promptement que les pensées et les chemins du Seigneur ne sont ni les vôtres ni les nôtres. Quelques jours à peine après cet engagement magnifique de vos premiers vœux, vous vous retrouvez sérieusement éprouvé dans votre santé. C’est alité que vous écrivez à votre supérieur : « Je voudrais vous redire toute ma joie d’être tout à Dieu dans la Congrégation. Le Seigneur dans son amour mystérieux et infini est passé et n’a pas tardé à me faire remarquer que je lui appartenais tout entier. Quelle consolation, quelle joie douloureuse de me sentir au Seigneur dans cette épreuve qu’il m’envoie ! Dieu soit béni ! Rien n’est perdu et je ne veux rien perdre pour la moisson. Aussi c’est avec toute ma puissance d’amour que j’offre au Seigneur cette croix et lui demande de m’aider à la soulever avec lui« .

« La moisson » … le mot est lancé et  marquera toute votre vie. Votre cœur est celui d’un semeur, d’un chasseur et d’un pasteur. Durant ces soixante années, vous êtes sorti à toute heure pour ensemencer les cœurs,  vous êtes resté à l’affut de toute âme ignorante et pécheresse, vous avez marché à la tête de votre troupeau sans jamais vous arrêter … car « l’amour ne reste pas en chemin« .

 

Ces lignes écrites de votre main il y a bien longtemps révèlent votre cœur d’apôtre qui aujourd’hui encore reste débordant de zèle. C’était en octobre 1959 ; vous étiez alors en Algérie : “La dernière arrivée des renforts n’est pas bonne, écriviez-vous, les réactions religieuses sont quasi nulles, cause non de mauvaise volonté mais d’ignorance…/… 8 sur 65 se sont déclarés sans religion. Cette proportion est angoissante“. Bien cher Père, durant vos 60 années de Vie Religieuse, vous avez vu cette proportion s’aggraver, la France se déchristianiser. Pas question pour vous de vous résigner mais bien plutôt d’annoncer, de proclamer, de témoigner, d’aimer. Vous êtes Religieux de Saint Vincent-de-Paul. Votre devise est donc : « Que le Christ soit annoncé de toutes les manières !«  Vous en vivez … Merci pour ce beau témoignage que nous nous plaisons à souligner en cette fête de rentrée, à l’orée de cette nouvelle année pastorale durant laquelle notre pape François continuera de nous exhorter à sortir pour évangéliser, et où notre archevêque le Cardinal André Vingt-Trois nous pressera, particulièrement durant l’Avent 2014, à porter la Bonne Nouvelle à tous … et « de toutes les manières ».

 

Père Gilles Morin, curé