L’ivresse du monde ou l’eau vive ?

 

C’était il y a cinq ou six ans, un vendredi de carême. Ma journée avait été particulièrement chargée et je ressentais la fatigue. L’heure était avancée, les lumières étaient éteintes, tant celles de l’allée que celles des chambres et bureaux de mes Frères en communauté. Il devait être environ 23h30 et, je ne sais trop pourquoi, le portail sur rue n’était pas encore fermé. J’étais assis à mon bureau lorsque soudain un bruit violent me fit sursauter. Relevant la tête, j’aperçu un visage écrasé contre l’une de mes vitres et, par le fait même, complètement défiguré Puis, distinctement, sur le pas de ma porte, je vis finalement deux jeunes inconnus, l’un soutenant l’autre. Face à mon étonnement et à mon questionnement, le plus âgé me présenta ses excuses : « Pardonnez-lui, Père, me dit-il en désignant son camarade, mais il a trop bu ». Son état d’ébriété était en effet patent. Tous deux s’apprêtaient alors à s’éclipser ; je parvins à les retenir quelques instants. Au terme de notre échange, ils s’en retournèrent  paisiblement en m’adressant de grands « merci ». Durant ces trop brèves minutes, en cette heure tardive d’un vendredi de Carême, ils avaient pu entendre de la bouche d’un prêtre des paroles d’invitation à aller puiser à la source de la vraie joie pour savourer un vrai bonheur.

 

Je vous l’avoue en toute simplicité : mon premier mouvement intérieur fut la réaction scandalisée. « Aller s’enivrer et « s’éclater » un vendredi de Carême ; pauvre Jésus ; vois comme on continue de te traiter » me disais-je en moi-même. Pourtant, sans nul doute, ces jeunes avaient soif. Certes, ils allaient puiser à des « citernes lézardées », à des sources empoisonnées. Ils avaient beau boire, et boire encore … leur soif n’était pas étanchée, ils n’étaient pas désaltérés. Au bout du compte, ils étaient désemparés et écœurés ; ils finissaient par s’écraser et être défigurés. Pour ma part, j’étais assis, comme Jésus au bord du puits ; eux étaient debout comme la Samaritaine. Notre échange fut de la tonalité de celle de l’Evangile que nous lisons en ce jour. Ils avaient fondamentalement soif d’amour, soif d’infini, soif d’eau vive. Pour ma part, j’avais soif de leur cœur ouvert, de leurs confidences, de leur confiance, de leur écoute de la Parole de Dieu. Avant qu’ils s’en retournent, nous avons fait une petite prière ensemble. Leurs visages s’illuminèrent. Ce soir-là, vous le devinez, je m’endormis dans l’action de grâce.

 

Nos vies tournent parfois à certaines formes d’enivrement. Nous usons et abusons des biens de ce monde comme s’ils étaient à même de combler notre cœur. Nous sommes parfois dans la spirale de l’ivresse des plaisirs … et pour quel résultat ? Tôt ou tard, nous déchantons, nous nous écrasons, et nous nous retrouvons défigurés. Tous nous avons soif, certes, et c’est heureux. Il faut en effet avoir soif : soif d’amour, de bonheur, de beauté, de sainteté. Alors écoutons le Seigneur, toujours assis à nous attendre, nous redire doucement : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui croit en moi ! » (Jn 7,37). Oui, nous dit Jésus, « vous tous qui avez soif, venez … moi, je vous donnerai de l’eau vive … celui qui boira de cette eau n’aura plus jamais soif ». Notre expérience nous le confirme : il y a la tentation de l’ivresse du monde ; et il y a la séduction de l’eau vive. Laissons-nous attirer par le puits … ou plus exactement, laissons-nous séduire par Jésus qui est au bord du puits. On est si bien avec Lui, blotti contre son cœur d’où jaillissent des fleuves d’eau vive.

 

Père Gilles Morin,

Curé